9

Derrière le canot piloté par Bob Morane la petite silhouette de Lingli, demeurée sur le quai, s’était diluée dans le brouillard et, devant, la tache lumineuse du canot à bord duquel Ming avait pris place grossissait rapidement.

Ballantine rappela son compagnon à plus de modération.

— Doucement, commandant, si vous vous rapprochez trop, vous allez nous faire repérer…

Morane s’empressa de rassurer son compagnon.

— Aucune crainte, Bill. Le bruit de leur propre moteur couvre celui du nôtre et, avec ce brouillard, ils ne peuvent nous apercevoir, puisque j’ai pris le soin de ne pas allumer notre feu de position.

Cela pouvait se révéler dangereux, dans la brume. Heureusement, à cette heure tardive, le trafic du port s’était quelque peu ralenti et les risques de collision en avaient diminué d’autant.

Pendant un moment, Morane et Ballantine avaient craint de perdre de vue l’embarcation de Ming, ou de la confondre avec une autre croisant dans les parages. Mais, justement, en raison du trafic réduit, cette éventualité s’était révélée extrêmement mince.

Ming semblait vouloir gagner l’autre rive de la Tamise. Il n’en était rien pourtant car, au milieu du courant, Bill lança un avertissement.

— Attention, commandant… Ils ont stoppé…

Les feux de position de l’autre canot s’étaient en effet immobilisés. À son tour, Bob stoppa son moteur.

— Continuons à la rame, dit-il.

Saisissant les avirons de secours, les deux amis se mirent à nager silencieusement. Bientôt, une masse sombre, allongée, se découpa au ras de l’eau. Le canot de Ming y était amarré et Morane et Bill reconnurent une sorte de grande barge semblable à celles servant au transport sur les fleuves.

— On s’approche ? interrogea Bill, très bas, car il savait que, sur l’eau, les sons portent fort loin.

— On s’approche, murmura Morane en écho.

De la barge, des bruits de voix leur parvenaient, mais le brouillard les étouffait un peu, et ils ne pouvaient comprendre ce qui se disait.

Ils s’étaient remis à ramer, jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’à dix mètres environ de la barge. Là, ils s’arrêtèrent, laissant le canot courir sur son erre.

Les feux de position étaient demeurés allumés à bord du canot ayant amené l’Ombre Jaune et ses complices, et Morane et Ballantine purent se rendre compte que ces derniers étaient passés sur la barge.

— On va jeter un coup d’œil ? interrogea Ballantine. Souvent, lorsque chez Morane la prudence entrait en concurrence avec la curiosité, celle-ci l’emportait. Il en fut encore de même cette fois.

— On y va, souffla le Français.

Il leur suffit d’un puissant coup d’avirons pour que leur canot se rapprochât du flanc de la barge. Bill amortit le choc avec les mains et, avisant un filin qui pendait, il amarra l’embarcation. Dans l’ombre de l’énorme coque, elle devrait passer inaperçue.

Un rétablissement à la force des poignets leur suffit pour se trouver à plat ventre sur le pont de la barge.

Durant quelques instants, ils demeurèrent ainsi, tous les sens aux aguets de la moindre présence humaine. À part les clapotis de l’eau contre la coque, aucun son ne leur parvenait, et il semblait vraiment qu’il n’y eût personne à bord. Pourtant, il n’en était rien, les deux amis le savaient.

— Je n’aime pas beaucoup ce silence, murmura Bill.

— Moi pas davantage, fit Morane sur le même ton, mais nous ne pouvions espérer un comité d’accueil avec de jolies petites filles aux joues roses pour nous offrir des fleurs. Soyons heureux de ne pas avoir chacun déjà un poignard planté entre les deux épaules.

Ces quelques secondes leur avait permis d’étudier les lieux. Morane désigna, à l’avant, une écoutille qui leur permettrait de gagner l’intérieur de la barge.

— Dirigeons-nous de ce côté, souffla Bob. C’est par-là, à mon avis, que nous avons le plus de chances de ne pas faire de mauvaise rencontre.

Ils rampèrent vers l’écoutille, aussi silencieux que s’ils avaient été des ombres et, quand ils l’eurent atteinte, ils plongèrent leurs regards à l’intérieur. Tout ce qu’ils aperçurent, ce fut une longue coursive, chichement éclairée et de chaque côté de laquelle se découpaient une demi-douzaine de portes, sans doute des cabines. On avait l’impression que cette barge avait été complètement reconditionnée, changée en bateau de plaisance, ou presque.

Naturellement, les deux amis auraient pu visiter ces cabines une à une, mais tout ce que cela leur aurait rapporté sans doute, c’eût été de rencontrer l’Ombre Jaune. Ce qu’ils voulaient, c’était percer le vrai secret de cette mystérieuse barcasse, pour le révéler à Sir Archibald.

Précautionneusement, ils se mirent à descendre les marches, pour accéder au couloir inférieur. Ils ne s’y attardèrent pas car, sous ce premier escalier, un second s’amorçait, menant assurément à la cale.

— Allons jeter un coup d’œil en bas, décida Bob. Si nous n’y trouvons rien, nous filerons sans demander notre reste…

Quand ils eurent descendu ce second escalier, ils accédèrent à un étroit vestibule barré par une porte fermée à l’aide d’un lourd cadenas. Cette circonstance intrigua aussitôt Morane et Bill, car cela signifiait qu’il y avait quelque chose à cacher derrière cette porte.

Du menton, Morane désigna le cadenas à Bill.

— Tu pourrais en venir à bout ?

Le colosse s’approcha de la porte, noua ses énormes mains autour du cadenas et tourna en forçant. Il y eut une dizaine de secondes d’attente, troublées seulement par un long ahanement de l’Écossais, puis un claquement sec. Ses attaches arrachées, le cadenas était demeuré entre les mains de Bill.

Aussitôt, Morane poussa la porte, et un étrange spectacle s’offrit à leurs yeux. Ils se trouvaient sur le seuil d’une vaste cabine, occupant toute la largeur de la barge et éclairée par quatre veilleuses accrochées dans les encoignures. Sur le sol, une cinquantaine d’hommes étaient allongés sur des grabats, en deux rangées. Tous des Asiatiques hâves, misérables et vêtus uniformément de noir.

— Les guerriers de l’Ombre Jaune, murmura Bob.

Ils ne paraissaient pas dormir, car ils avaient tous les yeux grands ouverts et fixes, et aucun d’eux ne semblait s’être aperçu de l’intrusion de Morane et de son compagnon.

— Ils doivent être drogués, supposa Bill.

— Ou sous une quelconque influence hypnotique, dit à son tour Morane. N’oublie pas qu’ils portent de petits appareils émetteurs-récepteurs transistorisés grâce auxquels Ming peut sans doute les commander à distance. Ainsi, il lui est possible de les réduire à cet état comateux…

Comme fascinés eux-mêmes, ils s’étaient avancés entre la double file de « guerriers ». Sur leur passage, aucun d’eux ne bougeait. Les yeux demeuraient fixes, sans regards…

Oui, les yeux des « guerriers » demeuraient fixes mais, pourtant, Morane devait avoir tout à coup l’impression d’être épié. Instinctivement, il se tourna vers la porte, distingua plusieurs silhouettes, et il eut juste le temps de se baisser pour éviter le poignard lancé qui, manquant sa gorge, alla se planter en vibrant dans la cloison.

 

En un même mouvement réflexe, Morane et Bill s’étaient jetés à plat ventre car, dans les silhouettes, ils avaient reconnu celles de dacoïts.

Automatiquement, tous deux avaient tiré leurs armes, pour ouvrir le feu en direction de la porte. Aussitôt, les dacoïts avaient disparu.

D’un Bond, Bob se redressa, en criant :

— Fonçons !… C’est notre seule chance de nous en sortir…

Ils filèrent vers la porte, dans l’intention de se frayer un passage jusqu’au canot à coups de revolver. Mais, au moment où ils allaient l’atteindre, cette porte se referma, et ils eurent beau s’acharner sur le battant à coups d’épaule, il n’en fut même pas ébranlé.

— On l’a bloqué de l’extérieur, dit Bill.

— Aucun doute là-dessus, approuva Morane. Nous sommes bouclés ici, car je ne vois pas d’autre issue… Une fois encore, nous avons eu tort de ruser avec l’Ombre Jaune…

Un ronronnement puissant fit soudain vibrer la barge dans toutes ses membrures.

— On se met en marche, fit Ballantine. Cette fois, nous sommes tout à fait dans le pétrin.

De son côté, Morane réfléchissait. Il ne voyait pas très bien le moyen de s’en sortir, il devait l’avouer. S’ils avaient pu atteindre le pont, ils se seraient jetés à la nage, mais il y avait cette porte et, derrière, Ming et ses acolytes.

Tout à coup, issue sans doute de quelque diffuseur bien dissimulé, la voix de l’Ombre Jaune se fit entendre.

— La nuit dernière, commandant Morane, je vous avais laissé certaines possibilités de vous en tirer, et je dois reconnaître que vous en avez profité au maximum… Et voilà qu’au lieu de vous tenir tranquille, vous venez vous rejeter dans mes filets, et monsieur Ballantine avec vous… Voilà ce qui s’appelle faire une pêche miraculeuse…

— Vous avez tort, Monsieur Ming, de vous lécher les babines avant que les poissons ne soient dans la poêle à frire, cria Bill. De toute façon, nous nous arrangerons pour vous mettre des arêtes au travers de la gorge…

L’Ombre Jaune entendit-elle cette menace, grâce à quelque micro installé dans le dortoir des « guerriers » ? Sans doute, car elle déclara à nouveau :

— Ne pensez pas pouvoir vous en sortir par des sarcasmes, ou gagner du temps… Je pourrais vous laisser moisir où vous êtes jusqu’à ce que la faim et la soif vous rendent à ma merci, mais je veux vous prouver que je possède d’autres moyens de vous réduire à l’impuissance…

Le Mongol venait à peine de prononcer ces mots que la lumière s’éteignit, laissant Bob et Bill dans les ténèbres.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Ballantine.

— Sans doute pensent-ils pouvoir arriver plus facilement jusqu’à nous dans le noir, fit Morane.

Élevant la voix au maximum, il cria pour être entendu de l’Ombre Jaune :

— Dès que la porte s’ouvrira, nous tirerons dans le tas… Il y aura des morts… Je sais que vous vous en moquez, mais vous serez peut-être parmi eux…

— Et le duplicateur, vous l’oubliez ? fit la voix de Ming.

— Je ne l’oublie pas, mais votre mort momentanée compromettra sans doute vos plans actuels. Où vous rematérialiserez-vous, Ming ?… Au Tibet ?… À la Terre de Feu ?… Au pôle Sud ?… C’est loin le Tibet !… C’est loin la Terre de Feu !… C’est loin le pôle Sud !…

— Ne craignez rien, commandant Morane, dit encore la voix du Mongol, je m’arrangerai pour que rien ne vienne bouleverser mes plans… Il me suffit de donner un ordre et…

Le Mongol s’interrompit, puis reprit :

— Cet ordre, je le donne…

À nouveau, ce fut le silence. Quelques secondes s’écoulèrent, puis Morane entendit quelqu’un bouger auprès de lui. Il crut tout d’abord que c’était Bill, mais il se détrompa bientôt : d’autres bruits semblables résonnaient un peu partout dans la cabine.

— Tu as ta lampe, Bill ? interrogea-t-il. J’ai laissé la mienne à Lingli…

— Une seconde, commandant, fut la réponse de l’Écossais. Elle est là, dans ma poche intérieure…

Mais Ballantine n’eut pas le temps de saisir cette lampe. Ni lui ni Bob n’eurent même le loisir de se défendre. Une masse humaine déferla sur eux de partout, les submergea…

« Les guerriers ! pensa Morane en se débattant avec désespoir. Ming leur a commandé de nous assaillir ! »

Il fut immobilisé, cloué au plancher par d’innombrables mains. Des genoux pesèrent douloureusement sur ses bras, des corps croulèrent sur ses jambes. Écrasé lui aussi par la masse humaine, Ballantine avait également cessé de se défendre. Quand leurs jambes furent entravées, ils perdirent tout espoir de se relever.

Quelques nouvelles secondes s’écoulèrent, puis la lumière revint et les deux amis se virent entourés de « guerriers », dont les masques inexpressifs se penchaient sur eux, sans haine ni colère. Et, encore une fois, en dépit du tragique de l’instant, Bob Morane ne put s’empêcher de songer que, s’ils étaient des hommes, ils ne possédaient cependant plus rien d’humain.

La porte s’était ouverte et, suivi de plusieurs dacoïts, Monsieur Ming pénétra dans la cabine. Il se planta devant Morane et Ballantine, les fixant de ses terribles yeux couleur d’ambre. Puis il sourit, découvrant des dents de bête carnassière.

— Cette fois, mes « guerriers » ont triomphé de vous, messieurs, dit-il simplement.

Il se pencha vers Morane, et celui-ci vit qu’il brandissait une seringue à injection hypodermique.

 

Les guerriers de l'Ombre Jaune
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